To Be or not to Be – Jeux Dangereux

Réalisation : Ernst Lubitsch

Scénario : Edwin Justus Meyer, Ernst Lubitsch d’après une histoire de Melchior Lengyel

Directeur de la photographie : Rudolph Maté

Montage : Dorothy Spencer

Musique : Werner R. Heymann

Chef Décorateur : Vincent Korda

Direction Artistique : J. McMillan Johnson, Jack Caffey

Assistants Réalisateurs : William McGarry, William Tummel

Casting : Victor Sutker

Production : Ernst Lubitsch

Pays : USA

Durée : 1h39

Sortie aux USA le 6 mars 1942. En France le 21 mai 1947. Disponible en BluRay et DVD

Acteurs Principaux : Carol Lombard, Jack Benny, Robert Stack, Felix Bressart, Lionel Atwill, Sig Ruman, Stanley Ridges, Tom Dugan, Charles Halton, George Lynn

Genre : Comédie, Satire politique

Note : 9,5/10

Adolf Hitler dans une rue de Varsovie en août 1939. Il observe une charcuterie, visiblement indifférent à une foule surprise et effrayée. Car rappelons-le, en août 39 la Pologne était encore libre. Que peut-il bien faire là ?

Maria et Jozef Tura sont deux grands acteurs polonais à l’affiche d’une pièce sur le troisième Reich, qu’ils montent en parallèle à leurs représentations d’Hamlet. Le lieutenant Sobinsky, suit chaque représentation de la pièce de Shakespeare, puis il rencontre en secret Maria, dont il est amoureux, à chaque fois que son mari déclame sur scène sa grande tirade. L’invasion du pays par Hitler va couper court à leur romance. Lorsque le Professeur Siletsky, qui collabore avec les SS, parvient à récupérer les noms des pilotes polonais impliqués dans la résistance à Londres, le lieutenant Sobinsky est envoyé en Pologne pour l’empêcher de transmettre cette liste qui pourrait mettre en danger les familles des pilotes. Il se cache chez Maria Tura et il entraîne ainsi le couple et la troupe de comédiens dans une vaste farce pour infiltrer les SS et récupérer la précieuse liste.

Ernst Lubitsch

« Qu’aurait fait Lubitsch ? ». C’étaient les mots que Billy Wilder avait fait afficher dans son bureau, qui l’inspiraient à chaque syndrome de la page blanche. C’est dire combien le réalisateur de Certains l’aiment chaud vénérait la patte de cette immigré allemand venu du théâtre, qui imposa sa vision joyeuse et sophistiquée de la comédie dans un cinéma qui vivait la fin de sa première époque. Nombreux sont les réalisateurs de l’époque classique hollywoodienne, et même après, à avoir été influencés par la « Lubitsch Touch ».

Comme pour une grande partie de l’oeuvre de Ernst Lubitsch (notamment La Huitième Femme De Barbe Bleue ou le muet Comédiennes, The Mariage Circle), le couple comme déclencheur de situations comiques est au centre de son film le plus célèbre, To Be Or Not To Be. On retiendra l’étonnante performance de Jack Benny, acteur en représentation permanente, et la grâce de Carole Lombard, malheureusement décédée peu avant la première du film. Mais dans ce film, le plus célèbre de la carrière pourtant très prolifique du réalisateur, il s’agit avant tout d’un jeu qui dépasse le simple cadre conjugal pour se frotter au politique. Comme l’avait fait le Dictateur de Chaplin deux ans auparavant, et comme le feraient d’autres films non contemporains, tels La Vie Est Belle de Roberto Begnini ou Mon Führer de Dani Levy, To Be Or Not To Be joue sur un registre de comédie un sujet très grave. En 1942, le monde alors plongé dans les affres de l’extension du nazisme et la connaissance récente des camps de concentration n’était pas prêt à accueillir le message du réalisateur. Cela explique son film fut très mal accueilli aux Etats-Unis et qu’il ne fut diffusé en Europe que bien plus tard, En France en 1947 sous le titre Jeux Dangereux (maintenant peu utilisé) et pas plus tôt qu’en 1960 en RFA. To Be Or Not To Be sera peu à peu réhabilité et fera même l’objet d’un remake avec Mel Brooks et Anne Bancroft. Une grande victoire pour les cinéphiles car il est toujours sacrément hilarant, même après plusieurs visions, de suivre cet affrontement frontal entre le totalitarisme hitlérien et une joyeuse bande de comédiens dissipés.

Premier élément de l’affrontement : les adversaires. Lubitsch nous met dans l’ambiance dès cette première scène pittoresque de l’apparition d’Hitler, noyant l’élément théâtral dans un décor réel. Il enchaîne ensuite sur une scène se déroulant à la Gestapo tout aussi fantasque compte tenu des exagérations et des situations burlesques qu’elle contient (comme ce salut nazi à peine moins compulsif que celui du Docteur Folamour de Kubrick). Au moment où Hitler sort un « heil myself« , la supercherie est levée. Nous sommes au beau milieu des répétitions d’une pièce de théâtre et le metteur en scène interrompt l’acteur pour avoir injecté dans le script cette « pointe de rire ». Il lui ordonne de coller à la pièce : un drame réaliste. Le réalisateur se plaira pendant tout son film à faire exactement le contraire, tournant en dérision l’ordre par une suite d’éléments surprenants. De là à y voir une revanche personnelle de Lubitsch, il n’y a qu’un pas. Le réalisateur fait partie de cette génération de cinéastes juifs allemands qui a quitté le pays pour faire carrière aux Etats-Unis. Hitler l’a clairement identifié au « modèle du juif dégénéré qui corrompt la jeunesse« . Mais ce serait un raccourci que d’analyser entièrement le film comme un challenge personnel. Lubitsch a déjà montré en 1939 à quel point il était opposé à la rigidité d’un autre régime totalitaire, le communisme, dans le très bon Ninotschka, dans lequel Greta Garbo passe au contact d’un homme de fervente militante de son régime et digne représentation de la ligne du parti à une femme rieuse et épanouie. II y démontrait déjà comment un régime imposé par le totalitarisme et l’austérité mène à une impasse.

Lubitsch veut opposer l’ordre Hitlérien au plaisir et au danger. Le programme du Reich qui institue un programme sur la durée ne peut aboutir qu’au néant. L’imprévu, le bouleversement, le challenge sont au cœur de son cinéma, une oeuvre qui va souvent à cent à l’heure dans l’enchaînement des situations comiques. Mais la surprise est aussi le sel de la célèbre tirade de Hamlet interprétée par Jozef Tura : « To be or not to be ». Vivre c’est être dans l’instant, se lancer dans des expériences sans prévoir, c’est la mise en danger du couple, le bouleversement, l’enchaînement constant des situations et dans l’ordre établi par les hommes, c’est la femme (nous sommes alors dans les années 40) qui est l’élément perturbateur. La femme chez Lubitsch est justement un personnage fort et qui bouleverse l’ordre établi, et comme la féminité (et le rire) de Ninotchka s’est révélée au contact de son américain et a bouleversé son entourage, c’est également la charmante Carole Lombard qui déclenchera l’intrusion du fantasque dans le réel par son incorporation dans la résistance.

Second élément : l’invasion. Il ne s’agit pas là de blitzkrieg, mais de semer la confusion. Utilisant le théâtre, To Be Or Not To Be est une des plus grandes mise en abîme de l’histoire du cinéma. Pour cela, nul besoin d’une équipe télé ou d’un tournage bidon reprenant les événements de la suite qui reprend les événements d’un premier film ayant eu lieu un an avant (je ne cite aucun film en particulier). Il faut juste le savoir-faire d’un metteur en scène qui connaît parfaitement son art, et pour cause, avant de faire du cinéma, il officiait sur les planches. Il peut donc sciemment utiliser les ingrédients théâtraux au service de son film. Lubitsch supprime d’abord les éléments qui pourraient différencier la réalité du réel, éludant une grande partie des scènes de préparation et annonçant ses rebondissements quand les acteurs entrent en scène. Ceci est particulièrement visible lors de l’arrivée de Carole Lombard à la bibliothèque amenant une ellipse qui déstabilise le spectateur sur la continuité de l’histoire. Dès lors, il peine à différencier mise en scène et réalité, l’une peut côtoyer l’autre dans une totale imprévision. L’arrivée des allemands est vécue comme une tragédie. Le censeur a assiégé la scène. Le narrateur, lui-même pris dans une emphase lyrique directement sorti des reportages télévisés de l’époque, déroule le champ lexical du théâtre (le rideau, la censure…). En décrivant une Pologne déchirée, assiégée par une réalité prévisible qui censure toute sa vie artistique, il nous prépare à la contre-attaque dans laquelle la scène va envahir, puis contaminer le réel.

Dans To Be Or Not To Be, la fiction annonce la réalité, puis la réalité devient la fiction. La double scène dans laquelle Jozef Tura interprète un agent de la Gestapo face au professeur Siletsky est en ce sens une des meilleures leçons de mise en scène en matière de gestion de décor et des personnages. La pièce se joue en vrai par de faux nazis. Les décors de la pièce Gestapo du début deviennent le quartier général de la vraie Gestapo où est conduit (par les acteurs, et sous la direction du metteur en scène) le vrai professeur Siletsky pour qu’ils soit mis hors d’état de nuire. Tura suivra les conseils du metteur en scène de la pièce dans son rôle du colonel SS Erhardt. Plus tard, il s’inspirera des paroles de Siletsky lors de cette entrevue quand les circonstances le conduiront face au vrai Erhardt et qu’il jouera le rôle de ce même Siletsky. Le décor deviendra réel et les rôles seront intervertis, mais les réactions et dialogues de Erhardt seront sensiblement les mêmes que l’acteur lorsqu’il « interprétait » son rôle. Il n’y a plus de mise en scène, et pourtant la pièce Gestapo est on ne peut plus présente. La troupe est emportée dans une spirale qui la conduit à faire entrer en scène le fameux Hitler du début qui connaîtra le test ultime de tout acteur, la confrontation du personnage aux vrais agents d’Hitler.

Ernst Lubitsch est un habitué de la comédie de situation et du quiproquo. Il prend plaisir à mettre à l’épreuve les relations de ses héros et joue sur les informations distillées au gré des scènes ainsi que la connaissance du spectateur. L’ambiguité jeu/réalité fonctionne donc aussi au niveau du couple. On se délecte des double sens lorsque dans la première entrevue, Jozef Tura lance au professeur Siletsky qu’il apporte un message de l’ennemi, alors que l’ennemi en question n’est que son rival amoureux (l’aviateur). Il confond alors sa rage personnelle avec son rôle. Plus tard, au beau milieu d’une scène pleine de tension, il se sert de l’identité de Siletsky pour faire passer le message à sa femme qu’il sait tout de sa relation avec le rival. Mais tout n’est que sous-entendus et complicité avec le spectateur.

Troisième élément : la satire. La satire est aussi une belle manière de moquer le régime, mais pas seulement, car Lubitsch, en bon homme de théâtre, égratigne également le monde des acteurs. Il nous donne une troupe attachante, mais qui évolue dans un univers en marge et dans lequel chacun se dispute le morceau. Jozef Tura voit uniquement l’appréciation de sa prestation lorsqu’on lui pique sa femme sous son nez. Lorsqu’il découvre dans son lit l’homme qui quittait la pièce, il ne voit que son égo blessé. Le metteur en scène souhaite à tout prix distiller de la vraisemblance à sa pièce et il en vient à se contredire en citant un faux portrait comme élément de référence pour cette réalité. Le très sérieux Siletsky devient le dindon de la farce et le jouet de Maria Tura. Le colonel Erhardt est incompétent et fantasque et il s’en prend perpétuellement à son officier en second pour affirmer la virilité que lui impose ses fonctions. Toute la dignité de la solennité explose dans la description de ses hommes qui sortent ridicules de la plupart des situations. Ainsi le réalisateur rétablit-il aux adversaires leur taille humaine, gommant au passage toute la dignité que pourrait inspirer le régime au spectateur (Ce qu’Olivier Hirschbiegel avait aussi très bien réussi dans un registre différent avec La Chute).

Par contre, lorsque l’accessoiriste Greenberg joue la tirade de Shylock, de plus en plus intensément au fur et à mesure qu’on progresse dans le film, on ressent dans cette tirade toute la révolte de la Pologne face à l’invasion dont elle a été victime. Le théâtre devient alors l’expression de la tristesse, l’extériorisation d’un sentiment qu’on ne peut plus exprimer. Même si à cette époque, on ne connaissait pas encore officiellement les camps de la mort, le réalisateur comprenait la réalité de la situation et luttait bien contre elle à sa manière. Sa plus grande idée aura été d’amener le censeur sur le territoire de l’artiste pour l’y enfermer et le faire mourir sur scène. Depuis le troisième Reich a disparu et ce chef d’œuvre a résisté au temps. Il n’y a donc plus besoin de nommer un vainqueur.

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