Et si le blockbuster de l’été était un film français vieux de 97 ans ? Ces 4 et 5 juillet 2024, la Seine Musicale, ce bâtiment hypermoderne en forme de vaisseau qui surplombe l’Ile Seguin, à l’entrée de Boulogne, a accueilli une antiquité du cinéma, un film muet de 1927 qui est paradoxalement un objet d’une modernité bluffante. Mais nous ne le savons pas encore, bien qu’une grande part de son histoire ne nous soit pas inconnue.
Abel Gance a toujours été un réalisateur intransigeant. Lorsqu’il s’engagea dans la réalisation de Napoléon, il n’avait pas 40 ans et il avait déjà acquis une position solide avec les succès de J’accuse et de La Roue en dépit d’une posture refusant les canons établis. Voyageant aux Etats-Unis, il rencontre D.W Griffith, le réalisateur de Naissance d’une Nation, qui lui aurait suggéré de s’attaquer au mythe de Napoléon.

Abel Gance, à droite, en train de diriger le jeune Napoléon
D’abord conçu pour être une épopée en six films, Napoléon se concentre finalement sur la jeunesse de l’empereur de son adolescence à l’Ecole Militaire à la Campagne d’Italie en passant par son rapport à la Révolution Française. La production est chaotique, interrompue par la faillite du producteur, puis par une explosion pendant le tournage du siège de Toulon qui failli bien être fatale au réalisateur. L’ambition narrative et formelle du film le rendent difficilement exploitable. Il faut dire que son climax est filmé simultanément par trois caméras (le procédé de Polyvision sera breveté par le réalisateur), ce qui nécessite un triple écran pour rendre l’intention du réalisateur. Une version de quatre heures est montée pour être diffusée à l’Opéra de Paris en présence du président de la République Gaston Doumergue (Version « Opéra »). Puis Abel Gance décide d’organiser une sorte de projection test au théâtre Apollo à Genève dans un montage qui tutoie les 9h30 et rassemble à peu près tout ce qu’il a filmé (Version « Apollo »). Il coupe en fonction des réactions du public pour aboutir à une « Grande Version » de 7h. C’est la version qui a été reconstituée par la Cinémathèque Française.
LE FILM PERDU
Abel Gance commet alors sa plus grande erreur. Il envoie le négatif du film aux Etats-Unis, où il est mutilé et réduit à une version d’une heure et demie qui est un échec. La sortie du Chanteur de Jazz et l’avènement du cinéma parlant le plongent dans un oubli qui nourrira son obsession pour Napoléon. Il en tournera deux versions parlantes, dont une produite par Claude Lelouch, et mutilera aussi allègrement son négatif original. Heureusement en 1948, Henri Langlois récupère 40 boîtes de films nitrate de Napoléon contre le paiement d’une dette de Gance aux laboratoires Eclair. Le patron de la cinémathèque française est aussi obsessionnel que Gance et il parvient, avec le concours de sa restauratrice et adjointe Marie Epstein, à reconstituer une continuité à partir d’un matériel imparfait. Une projection est faite en 1953 au festival de Venise avec cette nouvelle version. Quatre autres restaurations suivront à partir d’autres éléments retrouvés.
En 2007, la cinémathèque française missionne le réalisateur George Mourier, spécialiste d’Abel Gance à une mission d’expertise sur le matériel existant pour Napoléon. L’expertise dépasse la mission d’origine et fait découvrir des fonds non catalogués qui n’ont servi à aucune des restaurations. Elle met surtout à jour une découverte importante. La version « Apollo » et la version « Opéra » sont deux films différents, avec des partis pris esthétiques et des valeurs de plan qui leur sont propres. Les restaurations précédentes ont mélangé ces deux-films. Le travail de Georges Mourier pourrait servir de base à une restauration cohérente de la « Grande Version ».

Georges Mourier lors d’une conférence sur la restauration de Napoléon en 2018
Un travail de reconstitution de la « partition » originale est engagé en 2012 par Mourier, suivi du lancement des travaux de restauration 4K en 2015 avec les laboratoires Eclair Classics et soutenues notamment par Netflix (et oui, la France n’investit pas des masses sur ses classiques). De passage aux archives du films du CNC à l’été 2016, je me souviens que le sujet était alors sur toutes les lèvres et qu’il constituait un évènement dans le milieu de la restauration de films. La question de l’accompagnement musical du film muet se révèle aussi épineuse que celle de la reconstitution. Comme Abel Gance l’avait fait avec les orchestres de l’époque, la Cinémathèque Française choisit de reprendre le répertoire classique avec 7h de morceaux classiques choisis et arrangés par le compositeur Simon Cloquet-Laffolye.
Ce qui me ramène à la Seine Musicale, à cette première projection du 4 juillet 2024, perdu au milieu du gotha du cinéma de « patrimoine » français. La projection de cette première partie réserve deux longs entractes conçus pour que la bonne bourgeoisie présente puisse consommer sa (ou ses) coupe(s) de champagne. Mais c’est aussi un break salutaire l’Orchestre Philarmonique de Radio France qui doit assurer plus de trois heures trente de ciné-concert intense au bas de l’écran géant d’une salle remplie. A sa direction Franck Strobel, qui a déjà dirigé des ciné-concerts pour J’accuse et la Roue. Nous pouvons donc lui faire confiance. Mais aucune légende autour de la restauration, ni les éloges de la première projection au festival de Cannes ne préparent à la singularité de ce qui va suivre.

VOCATION D’UN LEADER REVOLUTIONNAIRE
Le prologue à l’Ecole militaire de Brienne est une bataille de boule de neige filmée à hauteur de jeunes adolescents. Abel Gance ne tarde pas à nous plonger au cœur de l’action, quitte à user de la vue subjective et à faire bouger sa caméra dans tous les sens. Cette ouverture est la matrice des batailles à venir, qui reprendront des procédés similaires. Le visage du tout jeune Napoléon en surimpression surplombe le désordre et l’organise, à l’affut de toutes les ouvertures. Il a gagné cette mini-guerre, mais la séquence suivante qui voit la perte de son animal de compagnie montre autant son caractère et sa détermination que l’isolement du petit corse face à ses camarades continentaux. Une très belle scène contemplative, semblable à une peinture, du futur général isolé sur un canon décrit à merveille le personnage tel qu’il sera abordé par Gance. De la symbolique, un soupçon de contemplatif, de l’action et une réalisation inventive qui s’adapte en permanence à ce qu’il veut faire ressentir et à l’idée qu’il veut faire passer.
Paris 1792. Nous quittons un peu Napoléon pour découvrir les trois « Dieux » de la Révolution Française, Marat, Danton et Robespierre dans une représentation typée. Mais le plus important est l’entrée en scène de la Marseillaise, symbole de la Révolution Française, portée aux parisiens par son auteur Rouget de Lisle dans une scène romancée. Pour l’occasion, l’orchestre fait une entorse au muet pour faire intervenir un chanteur ténor. La scène de contagion du chant / de l’esprit de la Révolution est une belle démonstration de montée en puissance, communicative en diable aux spectateurs de la salle. Elle pose le jalon d’une première source d’inspiration pour le jeune Napoléon, qui apparaît sous les traits d’Albert Dieudonné, acteur qui apparaîtra ensuite plus intense et habité.

De son appartement parisien, Bonaparte assiste ensuite à la Commune Insurrectionnelle du 10 août 1792. Abel Gance ne dissimule pas la sauvagerie des premiers guillotinés. L’exhaltation de l’appel à la révolte est alors remplacé par sa réalité dans ce qu’elle a de plus hideuse. Le Napoléon d’Abel Gance trouve alors sa vocation. Il apportera de l’ordre à cette République. Cette révélation très visuelle nous conduit à la fin du premier segment / film et au premier entracte.
RETOUR EN CORSE
Napoléon retrouve sa famille en Corse où il découvre que son île va être vendue aux anglais. Abel Gance démarre son deuxième film sur une touche contemplative en insistant sur les splendeurs de la Corse. Il ajoute à ses citations historiques (marquées par un hist. sur les cartons) une volonté assumée d’utiliser les lieux qui ont existé, comme la maison où est né son protagoniste, et d’insister sur la proximité des membres de la famille Bonaparte. La rebellion de Napoléon contre les opposants à une Corse française (à peu près tout le monde) conduit à une scène de café qui renvoie à celle de la Marseillaise, en plus dépouillé, puis à sa fuite dans une scène de poursuite à cheval montée avec un panache et un sens de la chorégraphie qui désarmerait nombre de productions actuelles.

Mais le véritable tour de force se révèle dans un montage alterné entre les tourments de la mise en accusation des députés Girondins à l’assemblée de la Convention et une tempête que Napoléon doit affronter pour échapper à ses poursuivants. En balançant sa caméra dans le même grand mouvement désordonné au cœur de la Mer ou dans l’assemblée, Gance apporte un parallèle entre les deux situations. Son parti pris est fort et l’idée est puissante. Napoléon est l’homme providentiel, son destin le lie à tout ce désordre, et s’il peut affronter les éléments, il pourra juguler cette révolution. Cette scène d’une grande beauté, magnifiée par la netteté de la restauration (on voit l’écume des vagues) et par son immersion est le point d’ancrage de la partie Bonaparte . La famille toute entière sera sauvée et elle ira vers le continent français, sa nouvelle demeure. Un nouveau cap qui sonne la fin du deuxième film et un nouvel entracte.

REVANCHE A TOULON
Le troisième film va nous conter le siège de Toulon, la campagne dans laquelle Napoléon a véritablement fait ses preuves. Le général est missionné dans cette ville où les royalistes ont pris le pouvoir, menaçant celui de la Convention. Tout démarre de façon légère, comme une comédie typique du muet. Napoléon découvre des soldats qui ne font rien, à la main d’un incompétent. Un personnage de son enfance fait son grand retour pour jouer l’homme du peuple, pivot du spectateur. Derrière ce ton faussement détaché qui tranche avec les deux premiers films, Gance installe les pions de sa grande bataille. Napoléon monte en grade en peu de temps et il a un avant-goût du politique dans la seconde partie de ce segment. Il impose alors son plan – élaborée au début du film – de prendre les fortins stratégiques de l’Eguillette et de Balaguiers.

Abel Gance condense dramatiquement et temporellement l’assaut, mais il parvient à faire ressentir la difficulté des conditions météorologiques et l’incertitude constante sur l’issue de la bataille. De temps à autre, il reprend la matrice du prologue à Brienne, avec le visage de Napoléon toujours au centre des mouvements à réguler le chaos, mais il privilégie souvent un corps à corps agité. Les rôles secondaires, parfois à vertu comique, se multiplient. A l’issue de cette longue séquence de guerre, Buona Parte se repose dans une nouvelle image iconique. Un pas de plus a été franchi et il est désormais renommé et identifiable de tous les français. Il peut entrer dans l’arène politique.
Le lendemain à la même heure, c’est l’Orchestre national de France qui a la tâche d’amener Napoléon Bonaparte jusqu’à la campagne d’Italie, toujours conduit par Frank Strobel.
AU COEUR DE LA TERREUR
Nous quittons le lyrisme et la tension du champ de bataille pour plonger de plein pied dans les heures les plus sombres de la Révolution Française. Marat est tué par Charlotte Corday dans une scène fidèle aux peintures de l’évènement. Abel Gance compose un Saint-Just horrible à souhait aux côté du silencieux Robespierre, juge, jury et exécuteur de Danton et d’une multitude de « traitres ». Napoléon doit comparaître au Comité de Salut Public pour avoir refusé de servir sous Robespierre. Le hasard fait que Joséphine de Beauharnais (sa future femme) est au programme des exécutions.

Au milieu de cet état des lieux sinistre, Gance s’autorise de rares éclats comiques comme l’anecdote du croquignolesque avaleur de dossier qui sauve la vie de Joséphine. Nous ne tardons pas à voir les exécuteurs au banc des exécutés et la fin de Robespierre laisse le pouvoir vacant. L’épisode de la Terreur blanche plonge Paris dans une pauvreté sans précédent pour rendre la République fragile. Napoléon est appelé par la Convention car il faut un homme pour incarner la Révolution. Grâce à lui, l’insurrection royaliste du 24 vendémiaire an IV échoue. Ce quatrième film est de loin le plus académique dans sa réalisation, mais il est loin d’être sans intérêt pour la progression du destin de Napoléon Bonaparte… Premier entracte de la soirée.
QUAND BUENA PARTE RENCONTRE JOSEPHINE…
Après la Terreur, Paris renaît et Napoléon Bonaparte n’y est pas pour rien. Les « bals des victimes » sont monnaies courantes à la capitale. C’est lors d’un de ses bals que Napoléon croise Joséphine de Beauharnais, devenue une des trois coqueluches de Paris. Abel Gance décrit un général couronné, mais austère entraîné progressivement dans un univers qui lui est étranger. Le bal est chaotique. Le réalisateur y retrouve son dynamisme et son goût pour les points de vue subjectifs. Gance retrouve un peu de vitalité dans sa réalisation. On revoit des flashbacks et l’Orchestre national de France peut se lâcher sur les envolées musicales.

Cette cinquième partie est une comédie romantique rafraichissante, qui met en évidence une autre palette du jeu d’Albert Dieudonné et libère les penchants poétiques d’Abel Gance. Le général est désarmé, preuve en est ce globe dans lequel il ne voit plus des territoires et des tactiques, mais le visage de Joséphine. Une amoureuse transie nommée Violine met en place un trio, une concession aux comédies de l’époque qui donne un peu plus d’ampleur à l’ensemble. L’issue connue est le mariage de Napoléon et Joséphine et l’annonce de la mutation de Napoléon après qu’il fut fait général de la Petite Armée à Naples. Malgré cette promotion, le futur empereur quittera ces quelques jours de félicité un peu la mort dans l’âme .
VERS SA DESTINEE
Le temps d’un dernier entracte, nous entrons de plein fouet dans la campagne clé de la vie de Napoléon Bonaparte, le bouquet final du Napoléon d’Abel Gance. Un chœur a rejoint l’Orchestre National de France sur le côté droit de la scène.
La campagne d’Italie démarre comme l’arrivée de Napoléon à Toulon. Si le schéma est similaire, Napoléon est désormais au commandement et l’en-train n’est plus vraiment là. Alors qu’il galvanise les troupes et entame une discussion avec les différents généraux, on remarque que le format de la pellicule se ramasse au centre. Probablement ivre, un spectateur hurle qu’on doit remettre l’écran au bon format. Mais ce changement de format ne fait rien d’autre qu’annoncer l’entrée en scène du procédé à trois écrans, la polyvision, qu’il va déployer pour donner une ampleur sans précédent à cette campagne.

Ce procédé qui consiste à filmer simultanément à trois caméras gonfle le nombre de figurants et donne une impression épique. Bien que nous ne puissions pas en profiter sur trois écrans, cette projection sur l’écran géant donne l’impression d’une ampleur qui surpasse le cinémascope, quand elle ne se lance pas dans un split screen de flashbacks des moments importants du film, symboles poétiques (l’aigle) et sentiments forts. Sans effets digitaux, Abel Gance donne un rendu gigantique à son épopée. Un carton décrit l’Italie comme une terre promise, et on est effectivement en plein péplum. Abel Gance n’abordera pas l’Empire, mais dans une montée en puissance conjuguée au texte lyrique des cartons, la bataille devient une marche décisive qui contient toutes les batailles que mènera l’empereur. C’est elle qui scelle le futur de Napoléon.

Galvanisés par ce maelstrom d’images et de lyrisme qui se termine sur un split screen bleu blanc rouge, puis la signature d’Abel Gance dans un carton final, on peine à retrouver notre souffle. L’orchestre aura droit à une standing ovation bien méritée. Le travail et la détermination de cette restauration a porté ses fruits et un des films les plus fascinants de notre cinéma peut désormais être montré au plus grand nombre dans sa « Grande Version », sans avoir à rougir de sa légende. Ces deux soirées furent un privilège, mais ceux qui n’ont pas pu en être ne seront pas laissés au bord du chemin. Le film a été visible à la Cinémathèque Française les 6 et 7 juillet. Il y sera également projeté les 13, 14 et 21 juillet. Il a fait la clôture du festival de la Rochelle ce 7 juillet et il sera projeté au Nouveau festival radio france Occitanie Montpellier les 18 et 19 juillet. Mais plus important, Pathé distribuera le film dans ses salles dès le 10 juillet, avant une diffusion en DVD et Blu Ray et une diffusion prévue sur France Télévisions vers la fin de l’année 2024. Le film sera enfin diffusé par épisodes sur Netflix.

