Les Films de Karel Zeman

Si vous allez à Prague, n’hésitez pas à faire un saut au musée Karel Zeman à l’entrée du pont Charles. Le lieu a ouvert en 2012 pour rendre hommage à un des plus grands animateurs et artisans d’effets spéciaux du XXème siècle. En plus d’une belle galerie d’archives et de documents, il abrite une véritable galerie du trompe l’œil qui permet d’expérimenter en réel les astuces visuels du cinéaste. A une époque où l’animation ne pouvait pas encore avoir l’ambition d’être réaliste, elle pouvait être ce terrain de jeu qui conduisait à l’invention d’univers complets, de patchworks que l’image en mouvement et ses tours de passe-passe rendaient réels. L’animation était alors un jeu d’enfant ouvert à tous les possibles et surtout à l’imagination de tout homme qui parvenait à la domestiquer.

Né en 1910 en Autriche Hongrie, Karel Zeman grandit en étant passionné de Jules Verne et de marionnettes. Plutôt que suivre ses impulsions artistiques, son beau-père l’envoya étudier dans une business-school. Cette expérience servirait son autonomie, tout comme ses boulots suivants bâtiraient un profil solide de réalisateur ingénieur. Suite à ses études, Zeman part en France pour travailler dans la publicité, puis il entame une série de voyages. Lorsqu’il revient en Bohème, c’est pour devenir garagiste, puis il trouve un emploi dans la ville de Brno chez BATA, un fabricant de chaussures. Il s’occupe de la présentation des boutiques et se hisse à la tête du département publicité de la firme.

BATA a ouvert des studios pour ses films promotionnels et institutionnels. Lorsque les équipes tournent un reportage sur son travail, Karel Zeman saisit l’opportunité pour leur montrer les expérimentations en animation qu’il réalise en amateur. Impressionnés, ils lui proposent d’intégrer le studio. Il abandonne alors un confort de vie et une carrière prometteuse dans la firme pour réaliser son rêve de toujours : faire des films. Mais il doit tout reprendre à zéro.

Christmas Dream

Un coup du sort donne un boost à son apprentissage lorsque le négatif du film Christmas Dream est détruit par un incendie dans l’entrepôt du studio. La réalisatrice ne veut pas retourner les scènes. Les exécutifs proposent à Zeman de retourner les parties en animation, tandis que les parties live seront retournées par un autre collègue. Le travail qu’il fournit dans l’animation des marionnettes est tellement innovant que Christmas Dream obtiendra le prix du court métrage de fiction au premier festival de Cannes, en 1946.

L’amateur autodidacte est lancé et il s’entoure de personnes qui en connaissent aussi peu que lui dans la production d’un film d’animation : D’anciens photographes, charpentiers, horlogers, tous des artisans qui embarquent dans son navire. A lui de leur enseigner l’art de l’animation image par image, un peu à sa façon. C’est à la même époque que Ray Harryhausen faisait son entrée dans les studios d’Hollywood.

Mr. Prokouk & Inspiration

Durant la deuxième guerre mondiale, les studios de Zlín s’étaient développés pour soutenir le troisième Reich, entretenant une sorte de cocon qui protégeait ses employés de la mobilisation.De fait, la fin de la guerre vit de nombreux départs pour Prague. Zeman choisit de rester dans les murs de ces studios nouvellement nationalisés qui développaient une ligne éditoriale plus sociale sous l’influence du communisme russe. Cette nouvelle direction permit au cinéaste de réaliser une série de courts mettant en scène un personnage nommé Mr. Prokouk. Animé en image par image, Prokouk est un sympathique personnage, une sorte de Mr. Hulot un peu gauche qui fait des erreurs, mais trouve toujours un moyen d’apporter des solutions. Difficile de ne pas voir dans ce personnage la course de son créateur pour aller toujours plus loin dans la concrétisation de ses idées originales, pour la plupart de beaux problèmes à résoudre. Mr. Prokouk devient rapidement une institution dans son pays.

Son court-métrage suivant, Inspiration, montre la capacité qu’aura Zeman de ne jamais se répéter d’un film à l’autre. A le recherche d’innovations permanentes, il anime des petits personnages en verre. Le travail de storyboarding est minutieux pour guider le souffleur de verre dans la fabrication des personnages. Le résultat est un ballet visuel qui se passe de dialogue. Il consacre la capacité du réalisateur à parler uniquement par les images, un langage universel s’il en est qui l’aidera à toucher tous les pays, indépendamment de leur langue.

The treasure of Bird Island & Journey to the beginning of time

Après King Lavra, un drame burlesque plus dramatisé que ses précédents films, Zeman projette de passer au long métrage. Le studio qui ne produit que des courts entre en conflit avec le réalisateur et lui bloque l’accès aux négatifs. Grâce à la solidarité de ses collègues du laboratoire, Zeman parviendra à produire The treasure of Bird Island, un beau long-métrage en animation qui utilise des miniatures persiennes.

Gonflé par la réussite de ce premier long, l’animateur se lance dans Journey to the Beginning of Time, son premier film combinant des éléments en live et en animation. En des temps où l’influence du communisme russe impose le « réalisme social » de propagande dans toutes les productions, son pitch est tellement peu politique qu’il devra le défendre à Prague devant les directeurs du studio avec un script et des premiers plans à portée de main : Une bande de gamins traversent le temps pour se retrouver en présence de créatures préhistoriques toutes plus diverses les unes que les autres.

Le bestiaire est important et constitué de créatures en latex animés à partir de modèles d’un mètre de haut, dont un imposant mammouth et quelques dinosaures. Chaque membre de l’équipe de Zeman mis à main à la pâte pour construire cet univers entièrement pour la production du film. Le cinéaste y développe plusieurs des « tours » qu’il utilisera dans ses films suivants : l’utilisation d’un split screen pour séparer les éléments live et d’animation. L’usage de la perspective et des trompe l’oeil (que l’on retrouve dans le Musée) et un montage dynamique qui apporte un vrai sentiment de continuité d’un plan à l’autre. Il utilise aussi pour la première fois le matte painting pour éviter la construction de décors miniaturisés. La variété des techniques employés amincit les possibilités que le spectateur découvre quel est le truc. Un mantra que Peter Jackson mettrait en pratique au siècle suivant dans la création des effets spéciaux des trois volets du seigneur des anneaux.

The Fabulous World of Jules Verne

L’amour que porte Karel Zeman aux récits de Jules Verne transparaît dans son film suivant brillamment nommé The Fabulous World of Jules Verne. Dans cette adaptation de la nouvelle Face au drapeau, il est question de maîtrise de la technologie par les hommes, mais surtout de susciter de nouveau chez le spectateur l’émerveillement qu’il ressentait à la découverte des inventions de l’écrivain. La grande idée qui soutient ce nouvel essai est l’usage combiné de matte painting pour l’essentiel des décors avec des acteurs réels. La combinaison du live, des décors animés et de la musique du compositeur Zdenek Liska va produit des merveilles pour donner vie à cet univers complètement composite. Zeman compose des plans sous-marins très immersifs en filmant à travers du verre et il livre le film qui se rapproche le plus de l’esprit vernien. En pleine maîtrise de ses effets et de son style, Karel Zeman est prêt à récolter la reconnaissance internationale qu’il mérite. Il est accueilli avec enthousiasme à l’exposition universelle de Bruxelles de 1958, empochant un grand prix face à trente autres longs métrages. Il s’exporte au Japon, aux Etats-Unis et dans soixante dix autres pays. Karel Zeman a déjà en tête la suite des travaux pour son équipe, et il obtiendra les moyens pour un brillant hold up imaginaire.

The Fabulous Baron of Munchausen

Il adaptera le Baron de Munchausen (Baron Prasil chez les tchèques, Baron de Crac chez nous) du romancier allemand Rudolf Erich Raspe. Et puisqu’il faut toujours se réinventer, ce film sera son premier film en couleurs. The Fabulous Baron of Munchausen démarre sur le point de vue subjectif d’un astronaute qui marche sur la lune et croise des personnages de fiction les héros de De la Terre à la lune de Jules Verne, Cyrano de Bergerac et le fameux baron qui lui propose de le suivre dans des aventures terriennes très…orientales.

Le monde du baron de Munchausen, c’est l’imaginaire comme porte de sortie vers n’importe quoi d’autre que le réel. Un déni des principes scientifiques et de la réalité qui peut se voir comme une réaction au réalisme du régime soviétique. Mais au-delà du versant politique, Karel Zeman n’a finalement que faire de reproduire les règles d’ici-bas. Son film s’affranchit de toute ligne narrative pour enchaîner les expérimentations. C’est à ce moment que le jeune Terry Gilliam rencontre vraiment son mentor, à la fois en terme de thématique (le rêveur/le fou contre la raison) et dans son style en tant qu’animateur. Six ans plus tard, il intégrera la troupe des Monty Python pour animer les sketchs du Flyning Circus dans un style composite qui rappelle beaucoup celui utilisé par Zeman dans son Baron. Vingt six ans plus tard, il réaliserait lui-même son Baron de Munchausen entièrement en live, une épopée baroque sans limite, certes magnifique et iconoclaste, mais qui échoue à reproduire l’innovation et le souffle du film de Karel Zeman. Toute la carrière de Terry Gilliam est innervée des idées visuelles qui ont été lancé par le réalisateur tchèque, et il le reconnaît lui-même dès que l’occasion lui est donné d’en parler.

Au-delà de sa singularité plastique et thématique, The Fabulous Baron of Munchausen est aussi remarquablement drôle de par son inhabituel triangle amoureux, la mégalomanie autiste du Baron et ses idées visuelles comiques. Chaque plan est une idée visuelle qui représente un défi et s’accorde, contre toute attente, au style du film en une belle unité. Il mériterait à lui seul un numéro spécial dans une revue d’effets spéciaux, bien qu’il renferme des techniques plutôt rudimentaires qui choqueraient les studios américains partisans de l’image de synthèse la plus réaliste. The Fabulous Baron of Munchausen est de fait sauvé du kitsch par son fantaisie revendicatrice qui le place en dehors de notre univers, hors du bon sens et hors du temps. Un OVNI dans l’histoire du cinéma qu’on ne peut pas ne pas avoir vu.

Nouvelle vague tchèque & Joug communiste

A la sortie du Baron de Munchausen, les années 60 sont déjà bien installées. Les cinéastes de la nouvelle vague du cinéma tchécoslovaque viennent investir le monde culturel de Prague. Le nouveau style ne touche pas Karel Zeman qui travaille toujours aux studios de Zlin. En marge de cette révolution, ses films restent thématiquement liés à ce mouvement, sans en avoir les apparats politiques. il produit a Jester’s Tale qui reviste la Guerre de trente jours. Bien que politique par nature, le film présente avant tout un point de vue original sur les évènements, loin des préoccupations revendicatrices de la capitale. Le réalisateur réalise ensuite The Stolen Airship qui met toujours en scène des acteurs enfants et présente à sa façon, une résistance à l’autorité. En 1968, cette Tchécoslovaquie en ébullition doit faire face à l’invasion russe pour mettre fin au printemps de Prague. Les chars envahissent le pays alors que Karel Zeman tourne le très beau The Comet.

En dépit de la fermeture des frontières à l’occident, le film est déjà vendu à l’international sur le seul nom du réalisateur. Mais l’industrie du film locale est en passe d’être transformée durablement. Le réalisateur doit abandonner ses hybrides live/animation trop coûteux. Il se replie à Zlin pour revenir à de l’animation plus modeste. L’un des plus célèbres de ses films des années 70 est l’adaptation de Krabat and the sorcerer’s mill d’Ottfrid Preussler (l’Apprenti Sorcier), un récit pour enfant violent et désenchanté auquel il apporte sa touche : Une animation en 3D ponctuée de trouvailles.

The Tale of John and Mary (Jeannot et Mariette) suivra, mais l’équipe des studios de Zlin se réduit. Même si les haut placés du parti profitent de la popularité de Karel Zeman à l’étranger pendant les festivals, le cinéaste sent bien qu’il ne pourra plus reconstruire ce qui a été perdu. A Hollywood, les effets spéciaux se sont déjà bien développés. Les conditions qui vont concourir au succès des dents de la mer, puis de Star Wars sont déjà réunies. Bien qu’ayant innervé de ses trouvailles bien des cinéastes qui investiraient cette nouvelle époque, Karel Zeman se trouvait dans un monde trop parallèle à cette vague pour la suivre de son plein gré. Loin de la course des CGI qui viserait à rendre l’imaginaire toujours plus réaliste, la vocation de l’animation était pour lui de donner vie à d’autres formes de réalité.

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