« It’s a strange world, isn’t it ? » – Hommage à David Lynch (1946-2025)

« It’s a strange world, isn’t it ? ». C’est la réaction du héros de Blue Velvet Jeffrey Beaumont (Kyle Maclachlan) au récit de Sandy Williams (Laura Dern) alors qu’elle lui dévoile les indices qui relient une oreille arrachée et la mystérieuse chanteuse Dorothy Vallens (Isabella Rosselini). La réaction de fascination d’un jeune homme bien sous tout rapport à un nouveau monde qui s’offre à lui, fait de contrastes et d’horreurs, inquiétant et déréglé. L’incursion du détective en herbe dans ce monde dissolu laissera en lui une empreinte indélébile, même si au final il retrouve sa petite banlieue pavillonnaire bienveillante peuplée de rouge-gorges.

David Lynch n’a jamais caché qu’il se retrouvait dans Kyle Maclachlan, ce nouveau Cary Grant prototype de l’américain bien sous tout rapport qui deviendrait Dale Cooper dans Twin Peaks. Lui, l’ancien Eagle Scout du Montana toujours tiré à quatre épingles dont l’esprit et les aspirations artistiques sont à peine révélées par une coupe de cheveux qui n’appartient qu’à lui….et sa diction si particulière. Il est aussi cet homme qui plonge à corps perdu dans le mystère et les zones d’ombre, dans la marge et la folie. Au final, à quoi cela a t’il servi de connaître le meurtrier de Laura Palmer dans Twin Peaks ? Si ce n’était une forte demande de résolution du public, il serait resté éternellement dans cet entre-deux qui permet d’éplucher chaque semaine un peu plus ce mystère, la véritable finalité. Ses oeuvres depuis Lost Highway auront été une succession de jeux de pistes, de jeux avec la narration, le temps, l’espace, des boucles hypnotisantes. Pour certains, elles n’ont aucun sens, et c’est bien ce qui les irrite. Mais qu’elles en aient ou pas, elles ont une cohérence propre qui donne une envie irrésistible de tirer le fil, et qui captive malgré tout, pourvu qu’on s’y laisse prendre.

L’arrivée d’un élément incongru dans le champ ou au centre d’une histoire, ce monde cinématographique (et sériel) bizarre et décalé a donné naissance à l’adjectif « lynchien« , employé dès qu’un film sort de la norme de la narration par trop d’éléments bizarres. Peu de réalisateurs peuvent se vanter d’avoir laissé derrière eux un adjectif autant cité. Et pourtant, cette part d’étrange ne semble être qu’un moyen de créer un contraste, de faire s’achopper la norme avec des formes de narration non explorées. David Lynch n’a pas de limites. Il peut faire d’un pilote de série tévé un drame faisant cohabiter le début et la fin d’une histoire (Mulholland Drive), il peut construire une boucle infernale (Lost Highway), mais il sait aussi emprunter une ligne parfaitement droite quand l’histoire le justifie (Twin Peaks : Fire walk with me, Une Histoire Vraie, Elephant Man). Il peut aussi faire cohabiter un monde parfaitement logique avec un monde comportant ses propres règles, toute aussi cohérentes (la loge de Twin Peaks). Il avoue même que sa principale source d’inspiration (et le germe de certains de ses films) se trouve dans ses rêves. Nombreux sont les films étranges ou bizarres qui sortent, et pas qu’en Europe. David Lynch n’a pas inventé un genre. Mais peu parviennent autant à effectuer le grand écart entre la norme (le film de genre) et la création pure. La grande force de l’oeuvre de David Lynch (cinématographique, plastique et musicale) est de faire vivre les contrastes et de les faire communiquer pour leur donner plus de force. L’ombre et la lumière, le bien et le mal, le logique et l’illogique, la blonde et la brune, le héros et son doppelgänger, la narration classique (le film noir, le drame, la comédie) et la création pure.

Quand David Lynch s’empare de la noirceur, il le fait avec le même brio que l’étrange. Le son est travaillé, inquiétant, souvent industriel (l’homme a été traumatisé par ses années de jeunesse à Philadelphie), c’est encore mieux s’il semble venu d’un autre monde. Il brouille nos repères pour donner naissance à des instants inoubliables. Twin Peaks : Fire Walk with Me reste un des films d’horreur les plus éprouvants jamais créés qui raconte la destruction d’un esprit pur et aimant. Eraserhead est un aller sans retour dans l’enfer de la paternité. Elephant Man donne à voir le pire de l’être humain. Blue Velvet brise les repères entre la norme et la folie. Lost Highway est tout entier voué à la noirceur. Toujours à l’avant-garde de l’ensemble des arts, le cinéaste pousse sur le devant de la scène Nine Inch Nails, Rammstein et Marylin Manson pour irriguer son monde. La saison 3 de Twin Peaks ressort comme une gigantesque infection malsaine qui aurait perverti l’ensemble de la bourgade. Mais la saison 3 de Twin Peaks est aussi la saison de Dougie, émanation muette et bienveillante de Dale Cooper, un condensé de lumière. Au milieu de la saison, David Lynch ose un épisode complètement expérimental sensé expliquer la génèse du mal (et de la loge?). Il y juxtapose les éléments les plus noirs et les plus poisseux avec une forme de pureté inédite dans sa mise en scène. Un morceau de série complètement anti-commercial, placé au bon moment et qui se passe de mots tant il est beau et évocateur. Que serait la noirceur sans la lumière ?

A la vue de sa saison testament de Twin Peaks, on pourrait se méprendre et penser que l’homme est un pessimiste invétéré. Mais c’est encore une fois une affaire de contraste, et à ce jeu, la lumière vient souvent percer l’ombre de façon impressionniste, et même lyrique. Lynch est un créateur d’émotion hors du commun. Obsédé par le lumineux « Song to the Siren » de This Mortail Coil qu’il ne pouvait pas acquérir pour Blue Velvet, il enjoint son nouveau compositeur / futur inséparable Angelo Badalamenti de composer une chanson simple sur le même modèle dont il écrit les paroles : « Mysteries of Love ». Des paroles aux confins de la naïveté mais qui projettent une pureté émotionnelle qui servira de modèle aux thèmes suivants du trio Lynch / Badalamenti / Julee Cruise sur Twin Peaks. Il retrouverait Song to the Siren plus tard, dans une des plus belles scènes de Lost Highway. Il trouverait avec Mulholland Drive un autre écrin à la propagation de cette musique atmosphérique et lumineuse. Auparavant, David Lynch avait su utiliser à merveille l’addagio for strings de Samuel Barber dans le final inoubliable d’Elephant Man. Il avait su réinventer le « In Dreams » de Roy Orbison (…).

David Lynch, c’est aussi dans Elephant Man cette larme d’Anthony Hopkins à la vue de John Merrick, la bienveillance innattendue du personnage d’Anne Bancroft détaché de toute intéressement. C’est la danse espiègle d’Audrey Horne qui fait naître l’excitation dans le regard de Donna. C’est le sentiment qui naît d’un simple spectacle en playback pour Naomi Watts et Laura Harring. C’est le bonheur d’un bon café et de déguster la tarte de Norma au matin. C’est l’empathie soudaine et inexpliquée ressentie par Donna et Bobby alors que le pire est en train de se reproduire. C’est la voix de la femme au radiateur qui vient se pointer au milieu du cauchemar du héros d’Eraserhead. C’est la main de Dale Cooper posée sur l’épaule de Laura Palmer et cette conclusion dans un rire qu’on pensait ne plus jamais voir venir sur son visage. C’est aussi tous ces bulletins météo du jour qu’il donnait en direct de chez lui durant le COVID, à base de « blue sky » et « golden sunshine ». Quelques mots simples et sensiblement les mêmes qui pouvaient prêter à rire, mais qui réchauffaient l’esprit de milliers de personnes instantanément.

David Lynch nous a quitté ce 15 janvier d’un arrêt cardiaque provoqué par l’aggravation d’un emphyzème pulmonaire dû à son amour un peu trop affirmé pour la fumée des cigarettes. C’est encore difficile de parler de lui au passé, car il semble présent partout sans jamais l’avoir rencontré, dans sa voix comme dans son oeuvre, dans ma façon de percevoir et ressentir le cinéma, la musique ou le récit. Je l’imagine avec ses nombreux acolytes Angelo Badalamenti, Julee Cruise, Jack Nance, Catherine Coulson (la femme à la bûche), Miguel Ferrer, Peggy Lipton (…) dans un lieu aussi doux que le double R, à déguster une bonne part de tarte et un café revigorant avec le plaisir d’un Dougie, sous un beau soleil et un ciel bleu éclatant.

Et de là où il est, il nous adresserait à tous ce message qui a été pour lui une boussole pour conserver son intégrité artistique à Hollywood : « Gardez un oeil sur le donut (le film), et non sur le trou (le baratin, l’égo, la jalousie, les coups de couteau dans le dos) !« .

Merci l’artiste, pour nous avoir légué une oeuvre aussi sincère, aussi généreuse, aussi belle, aussi organique et qui se passe autant de mots.

2 commentaires sur “« It’s a strange world, isn’t it ? » – Hommage à David Lynch (1946-2025)

Ajouter un commentaire

  1. Très bel hommage ! Un homme aux films torturés mais à la personnalité très bienveillante aux dires de tous ceux qui ont travaillé avec lui. Il nous laisse ses énigmes, ses tableaux, ses sons, ses obsessions et Hollywood cerné par les flammes. Il nous souhaitait un avenir radieux, j’aimerais tellement croire qu’il avait vu juste.

    J’aime

Laisser un commentaire

Propulsé par WordPress.com.

Retour en haut ↑