Réalisation : Billy Wilder
Scénario : Billy Wilder, Charles Brackett, D.M. Marshman Jr.
Directeur de la Photographie : John F. Seitz
Montage : Arthur P. Schmidt
Musique : Franz Waxman
Direction Artistique : Hans Dreier, John Meehan
Assistants réalisateurs : C.C. Coleman Jr., Gerd Oswald
Décoration de plateau : Sam Comer, Ray Moyer
Production : Charles Brackett
Pays : USA
Durée : 1h50
Sortie aux USA le 10 août 1950. En France le 13 décembre 1950.

Genre : Drame, Film sur le cinéma
Note : 10/10
C’est l’histoire de Joe Gillis, scénariste fauché de la fin des années 40 qui se fait mettre le grappin dessus par une ex-star du muet vivant dans le souvenir de son succès. Le lieu du crime est un vieux manoir près d’Hollywood. Son récit sort de la bouche du héros mort, cinquante ans avant American Beauty.
Sa narration est fluide, son écriture incisive. Son casting ferait pâlir de honte toutes les productions métas actuelles tant il est parfait et adapté à son propos. Sunset Boulevard montre l’envers du décor de Hollywood. Le regard détaché du narrateur/cadavre pose un état des lieux sur une usine à déchets où le succès est l’annonce de la déchéance qui approche, et où nombre de malheureux aspirants comédiens et scénaristes tentent de grappiller la moindre miette du gâteau. Sunset Boulevard baigne dans l’humour noir, mais jamais dans le sordide. Malgré son regard lucide, Billy Wilder conserve sa finesse et son élégance dans le style, sa chasse gardée. Malgré la puissante charge qu’il porte sur les studios, Wilder aura fait ce qu’il faut pour que le studio qui a produit le film, la Paramount, accepte d’être cité et qu’il soit tourné en ses murs. Wilder connaît bien les lieux. Il les a arpentés et habités pendant des années, œuvrant comme scénariste – notamment pour Ernst Lubitsch, à une époque où revêtir la double casquette de scénariste et de réalisateur était une utopie.

La conjonction du regard de Wilder, de son succès et de sa connaissance du milieu donneront un drame classique en trois actes, le film le plus maîtrisé du plus grand réalisateur de son époque. Un film qui jongle du pathétique à l’émouvant, flirte avec le réel et le fantastique tout en n’omettant pas d’être une comédie intelligente et intemporelle.
C’est un étrange coup du hasard qui conduit Joe Gillis à la demeure de Norma Desmond, à Sunset Boulevard (titre original du film). A peine la découvre t’on, Wilder la présente déjà comme une extension de sa propriétaire : datée, démesurée, recluse parmi d’autres demeures splendides. L’ironie est déjà là. En cherchant à fuir les studios, le scénariste des 50’s est pris au piège de l’ultime vestige du cinéma muet, un manoir horrifique, étrange et extravagant, rempli de portraits de la star, une relique du passé à l’image de ses deux occupants, la vedette déchue et l’inquiétant Max, le joueur d’orgue. Une parfaite maison hantée, immense et inquiétante. Et chaque maison hantée a ses fantômes.
Norma Desmond, campée par l’impressionnante Gloria Swanson, a cette grandiloquence du muet, ses apparitions sont théâtrales, au maquillage et à l’éclairage expressionnistes. Sa vie est un film et c’est sur un ton de tragédienne qu’elle joue toutes ses tirades. Face à elle, un William Holden tout en nuance dans le rôle du scénariste. « Ceux qui écrivent des mots ! » dira t’elle. Tout de suite, deux visions du cinéma s’opposent : l’expression contre le langage. Ce décalage nourrit une grande partie du film et le fait basculer dans sa première partie vers une ironie noire qui ne manque pas de mordant.

Wilder joue avec subtilité la carte de cette ironie noire, comme de l’absurde de la situation, et les piques du scénariste en voix-off, dernières traces de résistance, font sourire : « Nous faisons un joli tableau : le paquet de nerfs, Max, le cadavre du singe au premier, et le vent qui faisait gémir l’orgue de temps en temps« . Cette phrase fera place dans le plus grand sérieux à l’enterrement du singe de compagnie, « sans doute l’arrière-petit-fils de King Kong« . Holden parlera plus tard de musée de cire pour décrire les amis de Norma, d’autres stars du muet (dont l’un est Buster Keaton en personne), qui se réunissent pour jouer au bridge dans une ambiance laconique et mortifère.
Le narrateur/héros rejeté du nouvel Hollywood (pas celui qu’on connaît, celui d’avant), sans devenir une de ces figures, finira par faire partie des meubles du muet en emménageant dans la pièce aux maris (!).
Erich Von Stroheim, réalisateur déchu, se retrouve dans un rôle qui le décrit dans ces grandes lignes, si ce n’est que Max – son personnage – est devenu le larbin de sa star, en laquelle il projette aussi l’ancien temps. Wilder va jusqu’à pousser encore la mise en abîme en faisant visionner à son personnage un film que l’actrice Gloria Swanson, interprète de Norma, avait tourné à l’époque du muet et dont le réalisateur était effectivement Von Stroheim. Max Von Mayerling se dévoile très vite comme le réalisateur de cette fausse vie dans laquelle est plongée Norma Desmond du soir au matin, le garant d’une parfaite mise en scène pour entretenir l’illusion que son âge d’or est toujours là. Amoureux est terrassé par le traitement réservé à sa star, il craint le jour où elle se rendrait compte que le film est bel est bien terminé.

Dès qu’il entre dans la villa Desmond, Gillis se retrouve dans un étrange cérémonial pour enterrer l’animal de compagnie, et sans le savoir il prendra sa place. L’Ego de la Star est tel qu’il finit par tout dévorer. La soumission de Joe passe d’abord par l’humiliation. Elle le dépossède de sa voiture, seul bien qui le liait encore vers l’extérieur, de ses « mauvaises » habitudes et elle finit par l’habiller comme Richard Gere habillera plus tard Julia Roberts dans Pretty Woman. Par la suite, elle lui donnera un billet, puis elle le bichonnera. L’archétype du smart guy devient le pathétique gigolo de madame, se contentant d’illustrer son dégoût par de vagues protestations avant de plier sous le coup de la vie promise et du chantage affectif. Il le sait et il a honte.
Mais à côté se profile une porte de sortie inespérée : Une romance.

Betty Schaeffer est jeune, innocente et elle nourrit de grands espoirs envers le Hollywood qui l’a vue grandir. Actrice ratée, elle devient lectrice à la Paramount, et elle pourrait bien décrocher sa chance comme scénariste. On retrouve dans sa complicité avec Joe des lieux chers à Wilder, comme ces pièces réservés aux scénaristes qu’il a dû longuement fréquenter lors de ses séances d’écriture avec Charles Brackett (Boulevard du Crépuscule est le dernier d’une longue série de films qu’ils ont coécrit). On retrouve aussi le doux ton des comédies romantiques, un tout autre lieu que l’humour noir et le pathétique de la villa. Une rencontre qui commence par un malentendu. Une complémentarité spirituelle développée lors d’une fête, puis lors d’une visite sur le plateaux vides, tout s’enflamme comme un vent d’espoir comme seule la capitale du cinéma peut en souffler, happy end et on s’embrasse.
Mais on sait hélas qu’elle ne sauvera pas le héros. On a vu la fin dès le début ! (héhé) Les sentiments purs de la jeune femme renvoient Joe à sa dépendance malsaine à l’argent. Joe évoque le contrat qu’il a passé avec Norma pour transmettre à Betty le dégoût qu’il a de lui-même. Le luxe, l’opulence contre l’aventure. Ce qui pourrait être traduit par le confort d’un contrat avec les studios contre l’intégrité artistique. Ces contrats étaient légions à l’époque, autant pour les acteurs bankables que pour les armadas de scénaristes, et le studio n’est rien d’autre que ce qu’est Norma : la partie qui a le fric. Mais Joe n’est pas Max. Il a encore sa fierté et il ne compte pas la perdre. Bien mal lui en coûte de claquer la porte pendant la représentation de sa logeuse.

A la vue de Sunset Boulevard, il est évident que David Lynch s’en est inspiré pour son Mulholland Drive. Le pneu percé qui conduit Gillis, le héros vers la demeure de la star déchue fait étrangement écho à l’accident de Laura Harring qui la mènera à rencontrer Naomi Watts. Le début du rêve pour l’une sera le début du cauchemar pour l’autre. Norma Desmond enferme Joe Gillis dans sa maison comme Diane enferme Camilla dans son rêve pour devenir la gentille Betty (!), qui a encore ses rêves et son intégrité. Dans les deux cas, le prisonnier force la sortie du rêve/de la maison et le geôlier la punira par la manière forte (des balles dans le corps). Lynch avouera lui-même que Sunset Boulevard fait partie de ces films préférés avec Vertigo (aussi bien visible dans son œuvre). Pour achever de se convaincre de ce dernier fait, il y a ce Gordon Cole qui travaille pour Cecil B. De Mille, un nom que l’on a pas besoin d’hurler pour renvoyer les aficionados de Twin Peaks à de sympathiques souvenirs à base de croissants chauds et d’appareils auditifs (il s’agit du chef du FBI incarné par Lynch lui-même jusque dans la saison 3 de Twin Peaks). De Sunset Boulevard à Mulholland Drive, il y a pourtant cinquante ans, mais le monde et l’industrie du cinéma n’ont fait que claquer le vernis pour exposer cyniquement et commercialiser à qui le voudra le constat amer, très européen, qu’avait déjà l’exilé Billy Wilder sur son époque.

On sent clairement que Wilder partage déjà la même l’empathie que Lynch pour ces fantômes. Il met dans la bouche de Joe un sens du phrasé et de la formule uniques, qui sont les siens. Ensuite il transmet à travers tous ces personnages son amour inconditionné du cinéma. Celui de Gloria Swanson n’y échappe pas. On assiste à une danse d’une sincérité troublante entre le scénariste et la star. On retrouve plus tard le temps de sa gloire lors d’une visite en studio qui insiste sur l’hommage plus que sur la lâcheté de Cecil B. DeMille dans son propre rôle. La scène finale de l’arrestation, suite logique de la première (la découverte du cadavre), renvoie une image « charognarde » de l’industrie du spectacle et une impression pathétique et attachante envers cette femme qui rentrera finalement dans la postérité en tant qu’assassin. Le narrateur enfonce le clou en avouant ressentir ces mêmes sentiments envers son bourreau.
Dans un film ou réalité et fiction se télescopent dangereusement, Billy Wilder nous conte les affres de la célébrité et d’un système jetable qui ne prend pas en compte l’humanité, qui est ainsi apte à engendrer l’autodestruction. Un miroir aux alouettes qui prophétise la course à la reconnaissance que l’on vit à travers les émissions exposant tels des monstres de foire d’anciennes célébrités qui supplient qu’on les fasse revenir. Comme on dit : « peu importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ». Mais parfois l’ivresse mène à la folie.