Au milieu des années 50, les Etats-Unis sortent juste de la période noire du maccarthysme. De manière générale et particulièrement à Hollywood, cette chasse aux sorcières contre les américains soupçonnés de sympathies communistes a accentué le sentiment de paranoïa des Etats-uniens. Les tensions de la Guerre Froide se cristallisent et la bombe atomique fait désormais partie de l’Histoire, menant peu à peu vers l’autre climax que sera la crise des missiles en 1962.
Pendant ce temps, le réalisateur Robert Aldrich adapte une aventure du célèbre détective Mike Hammer crée par Mickey Spillane, figure incontournable de la littérature américaine et véritable James Bond avant l’heure. Une rencontre a priori contre nature (Aldrich n’hésite pas à qualifier Mike Hammer de fasciste), mais le réalisateur et son scénariste A.I. Bezzerides comptent bien utiliser ce symbole de l’Amérique pour rendre compte d’une peur larvée qui étreint leur pays. L’époque a muté et les barrières sociales et le crime, thèmes récurrents des films noirs classiques, ne sont plus les préoccupations dominantes aux USA. Avec En quatrième Vitesse, Aldrich donne aux années 50 le film noir qu’elles méritent.

Robert Aldrich sur le tournage de Kiss Me Deadly
LE MARTEAU POUR SE FAIRE BATTRE
Leur mission est d’envoyer un shoot d’humilité à la figure du détective à la Chandler / Hammett, ce héros solitaire qui évolue dans la lie de la société, à la recherche de la vérité, figure romantico-cynique consciente et lien avec le lecteur / spectateur depuis deux décennies. On se souvient ici de l’incarnation du héros de Spillane par Stacey Keach dans les années 80. Celle de Ralph Meeker dans En quatrième vitesse est bien différente.
Mike Hammer est attaqué de front dès la première scène. Son attitude agacée et les mots de la femme qu’il recueille – malgré lui – le dévoilent comme un personnage narcissique et arrogant. Le schéma chandlérien qui veut que le privé (en l’occurrence Phillip Marlowe) soit notre point d’accès à différents mondes se retourne ensuite contre le protagoniste. Partout où il va, les personnages qu’il rencontre dévoilent un nouveau manquement du détective ou s’avisent de dénoncer la nature douteuse de ses activités. Son attitude impassible contraste constamment avec celles de ses interlocuteurs, eux, expressifs à outrance ou bien bizarrement dépeints, comme cette colocataire paraît comme sous l’effet de l’hypnose. Hammer n’interagit pas. Il est toujours face à lui-même, dévoilant par là même son anachronisme dans le récit et le fait qu’il n’ait rien à faire dans cette enquête : les informations, il les obtient de la charmante Velda qu’il repousse et utilise par opportunité, conscient de l’emprise qu’il a sur elle. Hammer ne dénouera pas le fil de l’intrigue. Il s’imbibera d’alcool, fonctionnera au radar sous penthotal, mettra en danger ses amis, guidé qu’il est par une quête de l’absolu totalement irrationnelle.

A malmener autant le pilier de son film, Aldrich aurait pu foirer son coup. Heureusement il évite les écueils dans lesquels est tombé notamment Brian DePalma avec l’adaptation éponyme du Dahlia Noir. Le futur réalisateur des Douze Salopards ne montre pas ouvertement son dédain envers l’œuvre originale en la ridiculisant théâtralement. Il ne cible pas genre dans lequel il officie. Il ne fait que questionner l’individualisme du héros et s’applique à rendre le personnage intéressant dans le cadre de sa conception (déviante pour l’époque) des choses. Le résultat parle de lui-même. Malgré l’image de loser autosatisfait qu’il renvoie, Mike Hammer demeure un personnage attachant de par l’interprétation impeccablement en décalage de Ralph Meeker et parcequ’il raconte l’évolution de son héros. Ce Bond d’opérette, sonné par une ultime découverte, prend peu à peu conscience de son comportement et découvre un nouveau moteur dans ses actes. Hammer échouera au final à rétablir l’ordre menacé tout en découvrant qu’il tient vraiment à Velda.

…DERANGED
Dans En Quatrième Vitesse, le monde est un endroit où une menace peut guetter à chaque coin de rue, sous le siège de sa voiture ou même chez soi. Les forces maléfiques qui le corrompent apparaissent comme partie intégrante de chacun des personnages (sauf les fidèles amis de Mike), pauvres pantins dénués leur libre arbitre. Tout semble guidé par un ordre plus grand. Face à ce chaos qu’il ne peut pas surplomber, Mike Hammer ne peut qu’errer à la recherche d’une vérité qu’il ne sait plus saisir (c’est qu’elle dépasse sa vision du monde), mais qu’il se refuse à subir en paradant pour sauver la face. Si Mccarthy est tombé en 1955, son comité sévissait encore lors de la production du film et celui-ci supporte les conséquences générales de l’action du sénateur sur la population américaine. Le ressenti paranaoïaque de l’année de production du film s’insinue à tous les niveaux de sa pellicule. Autant que son anti-héros, Aldrich cherche à déstabiliser le spectateur en malmenant les codes du film noir qu’il a intégrés. Dès le début du film s’enchaînent une série d’impressions déviantes. Une femme qui court sur une route, totalement paniquée. Sur I’d rather have the blues de Nat King Cole, Hammer lui porte secours et le générique défile à l’envers, parasité par les halètements de la femme. Plus tard, sa torture hors champ et ses cris devant un Hammer inconscient déborderont de l’image. Et le film vient tout juste de démarrer…

Aldrich n’hésite pas à appuyer la violence de ses situations par une réalisation qui les amplifie nettement. Des violences d’autant plus crues qu’elles sont menées par des hommes sans visage. Le réalisateur distille une terreur sourde illustrée par des plans en contre-plongée obliques sur les décors et les personnages. Il amplifie le mystère de la menace par des plans de parties d’anatomie. Il utilise parfois un montage très cut pour dévoiler des éclats de sadisme dont le héros est particulièrement friand. Si John Boorman poussera bien plus loin la logique formelle de la violence dans Le Point De Non Retour (on sort alors du cadre pur du film noir), Aldrich est déjà avec dix ans d’avance à la lisière du cinéma revendicateur des années du Viet-Nam et des polars qui suivront.
Le mal qui contamine son film, en plus d’être inhérent à l’homme, est contagieux, général (par opposition à la spécificité des motivations des protagonistes) et il débouche sur un grand vide irrationnel. Le grand mystère, l’impression de s’enfoncer dans un univers étranger qui gratte peu à peu la surface, sorte de reflet violent de l’american way of life, David Lynch fera une marque de fabrique de ces éléments en les coulant dans l’absurde, tout en ne s’éloignant que rarement du film noir originel (la chambre rouge de Twin Peaks, l’envers de la boîte de Mulholland Drive). On peut aussi voir de l’absurde dans En quatrième vitesse. Il est tout entier présent dans l’anachronisme de son héros, à un niveau plus fin mais tout aussi déroutant, car les repères conservés font ressentir un malaise beaucoup plus vif. La route de l’introduction, l’ambiance de déliquescence générale du film et surtout cette plage de fin avec l’image d’une cabane enfumée qui fait écho à celle de Lost Highway (souvenez-vous de cette scène sur le « Song to the Siren de This Mortal Coil), le film de David Lynch qui partage la filiation la plus évidente avec En Quatrième Vitesse.

LE BONHEUR EST DANS LA BOITE
Comme pour Le Faucon Maltais, l’enjeu du film est un objet qui vaut de l’or, mais ce MacGuffin là est de la matière dans sont faits les cauchemars. L’astuce du scénariste A. l. Bezzerides aura été de troquer un paquet de drogue, objet des convoitises dans le roman de Spillane, par une mystérieuse boîte contenant une substance mortelle. Une substance probablement liée au nucléaire, du moins c’est ce que laissent penser les mots prononcés par le seul flic « intime » de Mike Hammer.
Aldrich amplifie l’angoisse de la bombe qui étreint son pays et la convoitise internationale que peut susciter un objet aussi destructeur, qui n’aura que l’embarras du choix, même parmi les citoyens américains pour trouver un acquéreur partant pour nous réduire en cendres. Le sous-texte nucléaire n’en est même plus un à la lumière de la nouvelle fin du récit (la version de 1955 était coupée contre l’avis d’Aldrich, omettant de dévoiler le sort des héros et la charmante explosion finale). Lorsque le détective à l’égo supergonflé découvre la boîte, se blesse, puis se voit annoncer la nature de l’objet qu’il cherchait, il se rend compte en même temps que le spectateur de ses propres limites, de son impuissance face à une menace complexe qui dépasse son entendement et qui mène bien vers une autre ère historique.

Comment expliquer que cette dernière partie fasse toujours autant d’effet alors que la configuration mondiale et l’équilibre des forces ont changé ? Tout d’abord, la bombe atomique et les conséquences du nucléaire restent toujours (et malheureusement) d’actualité. Et puis l’ambiguité maintenue par Aldrich sur le contenu de la boîte place la menace dans le domaine du fantastique, servant un propos plus général, ce « je ne sais quoi » qui mettait Mike Hammer, le docteur Soberin et l’intrigante en chasse et que décrivait Velda pouvant représenter n’importe lequel des buts égoïstes et impossibles poursuivis par l’espèce humaine, tels la toute-puissance, le savoir ultime et l’immortalité, diablement tentants mais dont l’appropriation par l’Homme ne peut que le mener à sa perte. Comme le dirait malgré lui Soberin, il s’agit plus une boîte de Pandore que d’un Graal, et cette quête sera amenée à se terminer de façon similaire à celle de l’arche d’Alliance des Aventuriers De L’Arche Perdue.
Au final, Robert Aldrich nous a bien mis devant un bon film noir. Le somptueux noir et blanc, les jeux d’ombre, l’enquête du détective, les individus qui gravitent autour de lui et la femme qui cache de bien vilaines intentions sont là. Mais le cadre du genre, fin et volatile, est bien le seul à nous apporter un sentiment de sécurité face à tous les éléments qu’il nous assène et qui rendent ce film toujours aussi fascinant.
Faisant l’objet d’un certain dédain outre-atlantique, En Quatrième Vitesse consacra Robert Aldrich aux yeux de la critique française de la Nouvelle Vague, le condamnant même longtemps à la surinterprétation dans nos contrées. Heureusement réhabilité chez lui, En Quatrième Vitesse fut sélectionné en 1999 par le National Film Registry pour être conservé à la Bibliothèque du Congrès des Etats-Unis.
En Quatrième Vitesse est disponible en Bluray et en DVD.

Une intro d’article qui fait vavavoom ! Qui embrasse son sujet si mortellement qu’elle nous entraîne dans sa suite en quatrième vitesse. Le corps est à l’avenant, parfaitement autopsié, un concentré d’analyse cinéactive et éblouissante qu’il ne faudrait surtout pas dissimuler dans une mallette oubliée, dans une maison sur pilotis ou l’appartement sordide d’une Pulp fiction.
Particulièrement intimidant, comment rebondir à cet article ? Même l’idée de revoir le film se teinte de prudence, de peur qu’il ne m’explose à la figure. 😉
Good job Guenaël.
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Merci 🙂
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