L’Ombre d’un Doute – Shadow of a Doubt

Réalisation : Alfred Hitchcock

Scénario : Thornton Wilder, Sally Benson, Alma Réville, d’après une histoire de Gordon McDonell

DIrecteur de la Photographie : Joseph A. Valentine

Montage : Milton Carruth

Musique : Dimitri Tiomkin, Charles Previn

Chef Décorateur : Russell A. Gausman

Direction Artistique : John B. Goodman

Assistant Réalisateur : William Tummel

Production : Jack H. Skirball

Pays : USA

Durée : 1h48

Sortie USA le 15 janvier 1943, française le 26 septembre 1945

Acteurs Principaux : Joseph Cotten, Teresa Wright, Mcdonald Carey, Patricia Collinge, Henry Travers, Hume Cronyn, Wallace Ford, Edna May Wonacott

Genre : Thriller

Note : 9,5/10

Dans sa petite ville de Santa Rosa, Charlie s’ennuie de la normalité de sa vie et de sa famille. Elle voit dans l’arrivée de son oncle Charles Oakley, le frère de sa mère, la solution à tous ses problèmes. Mais celui-ci n’a quitté la grande ville que pour fuir la police. La relation particulière qui lie la nièce à son oncle va mettre à jour le véritable Charles Oakley et apporter un peu de son chaos dans la vie de la jeune américaine modèle.

Alfred Hitchcock ne cache pas que L’Ombre D’Un Doute est son préféré parmi tous ses films, qu’il « y  ramenait enfin le meurtre et la violence au sein du foyer, où il se doivent d’être ». C’est aussi son premier film américain tourné en contexte. Issu de ce grand pays qu’est l’Angleterre, Hitch sait trop bien ce qu’est le vernis. Dans un monde de convenances, chacun s’avère être – au final – plus que ce qu’il semble être. La cellule familiale shakespearienne est un lieu de trahisons et de vengeance, celle d’Agatha Christie et d’autres grands écrivains policiers anglais un lieu de non-dit où la résolution du mystère se trouve dans les relations cachées. On imagine HItchcock débarquer en Amérique et se frotter les mains devant un monde où se dresse devant lui un portrait idéal de famille unie dans une petite ville calme ou chacun mène une vie paisible. Et d’un coup, le loup entre dans la bergerie. C’est d’un potentiel dramatique inouï, la famille, et il le sait ! La petite ville de Californie choisie s’appelle Santa Rosa, également le lieu du tournage, et ce qui a séduit le conteur dans son choix est qu’elle représente alors l’essence d’une Amérique moyenne. Elle aurait pu se situer à n’importe où, comme cette famille aurait pu représenter n’importe quelle famille dans l’Amérique de l’époque. Une Amérique décidément trop propre et trop innocente pour ne pas avoir de côté sombre.

Laissons au maestro le soin de nous prévenir le temps d’une partie de cartes : dans le wagon qui transporte l’oncle Charlie, Hitchcock a une suite de piques dans son jeu (une de ces apparitions furtives dont il a fait sa marque). Venant de Philadelphie, la grande ville, le citadin emporte avec lui une partie de son monde et le mauvais œil, jetant une ombre dès son arrivée et projetant de la fumée dans le décor.

Qui est donc cet homme qui parle aussi librement et qui ose même laisser un chapeau sur un lit, au mépris de toute superstition ?

Pourtant l’oncle Charlie est l’objet de fascination de toutes. Pour la mère, il est ce passé qu’elle ne retrouvera plus maintenant qu’elle est devenue mère au foyer. Le frère et la sœur romantisent cette enfance autant que ce dernier porte un regard froid sur le monde de l’époque. Pour la fille, il est bien plus. Intelligente et intuitive, Charlie sait qu’autre chose existe en dehors de son univers étriqué, et elle a envie de l’explorer. Lasse de toutes ces certitudes, elle a envie de connaître le doute et elle voit en cet oncle le parfait guide guide à travers ce monde inconnu. Faire exploser le cadre familial et sa routine est son but premier lorsqu’elle décide d’envoyer un télégramme à son oncle, ne sachant pas qu’il l’a déjà devancée pour échapper à la police. Dans ce village réglé comme du papier millimétrée, l’oncle va faire voler les repères de la jeune fille et l’isoler. Il va faire de la maison familiale accueillante un lieu de peur. Il va aussi la faire passer au-delà du cadre de vie, des horaires, des règles de circulation. L’oncle Charlie changera ensuite le décor, la conduisant dans un bouge au sein même de la petite ville dans une scène inquiétante ou transparaît enfin la cruauté du personnage. Il lui sortira alors une tirade qui pourrait à elle seule résumer le film noir, qu’il terminera par un fatal « Sais-tu que le monde n’est qu’une porcherie ?« .

Dès lors, Charlie ne cessera de vouloir s’enfuir du cadre du film pour rejoindre celui qu’elle a quitté. L’inspecteur Jack Graham qui en pince pour elle deviendra dès lors une chance de retourner à la sécurité d’avant. Lui aussi vient d’une famille « normale » et il en est fier. Leurs scènes communes font songer à un film romantique un peu naïf et elles contrastent avec le suspense psychologique qui se joue à côté. On retrouvera quarante ans plus tard dans Blue Velvet de David Lynch ce grand écart entre la bluette et la relation malsaine. La visite de la maison des tarés qu’impose le personnage de Denis Hopper à celui de Kyle Maclachlan se pose d’ailleurs comme une version déviante de la scène du bouge. Malgré la présence du bon détective, une sorte d’assurance pour la suite de sa vie, Charlie n’est plus innocente. Elle ne pourra plus nier que le mal existe, et qu’il peut avoir les traits de la personne qu’elle aime le plus.

Hitchcock n’a jamais caché cette empathie qu’il avait pour les personnages sombres. Ici il filme un vrai sociopathe, figure à peine moins terrifiante que le Norman Bates qu’on retrouvera plus tard dans son Psychose. Mais L’Ombre D’Un Doute est bien plus qu’un film proposant un sociopathe à haïr. Il introduit un personnage complexe, équivoque, reflet cynique d’un monde qui se désagrège. Joseph Cotten campe Charlie Oakes avec un sens du mystère et une prestance bluffantes, ne s’aventurant jamais à trop en faire. La part d’angoisse qui se dégage du film résulte en grande partie de ce qu’en impose son personnage, par sa stature, par ce visage tantôt avenant, tantôt inquiétant et souvent imperturbable. Cette complexité sert tout le film. Ils s’agit sans nul doute du Hitchcock le plus équivoque, le plus incertain dans la vision qu’il propose. Le tueur parle, s’explique, dit des mots plutôt choquants pour l’époque, dévoilant ses mobiles à une assistance qui ne le soupçonne même pas. Il y’a cependant Ann, la plus jeune sœur, qui analyse le monde par le prisme de ses lectures et qui semble voir que quelque chose cloche chez cet homme si distingué. Les autres flottent dans un monde où le crime existe, mais dans une toute autre réalité, celle de la littérature et de l’interdit par procuration. C’est un sujet de conversation commun. D’ailleurs le père et son pote Herb discutent chaque soir du du crime parfait à l’heure du souper. Mais comme il leur paraît aussi loin que le monde de Gulliver et ils peuvent en plaisanter à loisir. La fascination de Charlie pour le Charles ne peut que rejoindre celle d’un Hitch qui emprunte son point de vue, observant de l’œil impressionné de celui qui sait, mais qui refuse de se perdre totalement dans la psyché malade du meurtrier (il osera le faire plus tard avec Norman Bates). Dès lors que le déclencheur est actionné chez Charlie, il laisse la fantasmagorie et la romantisation du crime au second plan pour se concentrer sur la description de ce qu’est la nouvelle réalité de la jeune femme, si loin de celle des autres.

Qu’est-donc cette valse qu’Hitchcock nous présente tout le long du film, apparaissant en filigrane à chaque moment décisif de l’histoire ? Elle semble coller aux deux personnages clés du film, dans une intimité troublante. D’abord dans un élan symbiotique où l’oncle mène la danse, puis dans un affrontement à avantage alterné chargé de tension.

Sur le premier temps, Hitchcock introduit le film par une image de l’oncle Charlie, allongé sur son lit, en dehors du monde. Peu après, il introduit la nièce absolument de la même façon. Hitchcock utilise ensuite souvent ce procédé, juxtaposant des plans de l’oncle Charlie et de sa nièce dans des lieux différents, comme si même étant séparés, ils avaient encore la possibilité de communiquer. Charlie énonce cette idée quand portée par son envie de le ramener à sa famille, elle ne se doute pas que celui-ci l’a devancée. Plus tard, elle parlera de jumeaux. Il est troublant que cet air de valse renvoyant à la face obscur de l’oncle trotte dans la tête de la nièce comme par contagion. Il y’a aussi cette osmose magnifiquement rendue par Joseph Cotten et Teresa Russell, et que le spectateur ne peut que ressentir. Ils sont dès le départ seuls au monde, et Charlie est d’ores et déjà privilégiée à entrer dans celui de son oncle. Si elle l’épie et guette ses faits et gestes, c’est pour prouver qu’elle le connaît mieux que quiconque. Ce lien devient vite source de problèmes lorsque la convergence des indices, habilement disséminés par le maître, la fait accéder au point où elle peut entrer dans sa tête.

La transition décisive se situe lors du second repas, plus éclaté et moins harmonieux que le premier (la petite sœur, méfiante, refuse dès le départ de s’asseoir à côté de son oncle). Le détective Graham a installé un doute dans l’esprit de Charlie, qui a pu le vérifier, mais elle est encore sous le choc. L’oncle sort alors sa grande tirade sur les veuves, puis la caméra se resserre en un lent travelling avant sur le visage de Joseph Cotten jusqu’à épouser son visage, puis interroger le spectateur lorsqu’il se tourne vers elle.

Charlie n’a jamais été aussi proche de son oncle. Elle voit en lui. Celui-ci n’a alors qu’un seul choix, lui faire partager sa vision, d’abord en la bousculant, puis en jouant sur le chantage affectif. Dès lors elle passe de l’autre côté, loin du monde binaire de sa famille. Le jeu de rapprochement se transforme en une partie de survie. Les cadres qui célébraient autrefois l’alchimie du couple s’ingénient à les séparer. C’est une suite d’observation. Chacun épie l’autre par une série de plongés et de contre-plongés élégants, déterminant celui qui a l’avantage dans cet affrontement larvé. Lorsqu’ils partagent le même cadre, c’est un malaise qui s’en dégage. Pourtant ces deux personnages, même séparés n’ont jamais été aussi proches, ils vivent dans un monde parallèle à celui des autres qui ne connaissent pas leur secret, de ceux qui continuent d’adopter le point de vue de Charlie au début du film : l’oncle Charlie est merveilleux. Charlie est coincée dans ce nouveau monde, retenue par la peur d’occasionner à sa mère un chagrin irrémédiable. On assiste ainsi à la valse le plus intime de personnages hitchcockiens, une guerre psychologique et bientôt physique où on devine qu’un des deux devra fatalement y passer.

Et il y’a les autres, plus ou moins loin de la piste. Un casting de seconds rôles épatants dont les interactions sont à chaque fois un bonheur. En particulier la jeune Ann interprétée par Edna May Wonacott, une actrice novice confondante de naturel. Cette famille possède aussi une naïveté attachante qui lui confère une légitimité à être protégée, ce qui accentue le suspense lié aux enjeux du film. Le scénario de Thornton Wilder, arrangé par Hitchcock et son inséparable femme Alma Réville n’oublie pas de faire respirer le récit, se permettant de temps à autre un humour qui ne rend que plus efficace les moments décisifs. Hitchcock prend un malin plaisir à enfermer le spectateur au même titre que Charlie. Cette habitude ne lui fera pas défaut par la suite. Il en fera même sa marque. Mais il y’a peu de films, même au sein de l’œuvre du Maître, qui vous emportent dès les premières minutes et ne vous lâchent jamais, et sans l’ombre d’un doute, celui-ci en fait partie.

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