En 1929, Wilhelm Friedrich Murnau embarque sur le navire le Bali à destination de la Polynésie. C’est là qu’il tournera son dernier film Tabou, entre les îles Marquises, Tahiti et Bora Bora. Le réalisateur de Nosferatu et de l’Aurore a décidé de prendre ses distances avec son protecteur William Fox et de voler de ses propres ailes, encore plus à l’ouest d’Hollywood. Les les derniers financements compromis par le Krach boursier le forceront à investir tout sa fortune dans ce projet ô combien atypique. L’histoire de Reri, une beauté des îles. Considérée comme Tabou, elle ne doit pas être touchée sous peine d’un grand malheur pour son peuple. Mais elle tombe amoureuse du jeune Matahi, et les amants fuient leur île pour un ailleurs où ils pourront vivre plus librement. Si cette fuite leur apporte d’abord le bonheur, Reri se retrouve vite confrontée à sa culpabilité et Matahi à ses dettes dans un environnement occidentalisé où le commerce des perles et l’argent deviennent prédominants sur les croyances ancestrales.
Murnau des Ténèbres est une fiction inspirée d’une histoire vraie, l’histoire d’une immersion d’un an et demie dans ce monde à part. Nicolas Chemla s’inspire de documents réels et du journal du réalisateur, mais il parvient à transmettre un ressenti dans l’esprit de l’oeuvre de Murnau, dans de longues descriptions des paysages et des émotions au contact de ce monde presque perdu, une sorte d’extase artistique autant visuelle. Le personnage du gardien, narrateur plus que centenaire des événements qu’il vécut alors avec Murnau – et qui accueille l’écrivain dans ces îles – est lui-même une réminiscence du Comte Orlok, dont la plongée dans ce passé occasionne une rajeunissement progressif, et dans les paroles plongent le narrateur – et aussi le lecteur – sous son emprise. La première partie du voyage, sur les mers, renvoie aussi à la traversée mortelle du Comte dans Nosferatu. Cette forme hybride réel/roman traduit par ailleurs à merveille l’esprit de Tabou. A l’origine, Tabou est une collaboration entre le documentariste Robert Flaherty (réalisateur de Nanouk l’Esquimau, 1922) et W.F Murnau, que le premier aurait voulu centrer sur la destruction des moeurs locales par les missionnaires et les occidentaux, pour y importer leur système basé sur le travail et l’argent. Si la deuxième partie du film – le paradis perdu – reprend cette idée, Tabou est au final le film de Murnau. Il possède une facture plus épuré que ses autres oeuvres, une réalisation plus statique qui capte les lumières et la beauté des lieux, mais le regard de l’artiste a imprégné une vision romantique du lien à la nature de ces peuples, et une aura visiblement surnaturelle qui éclipse les vélléités documentaires de Flaherty et justifie ses mauvaises réactions sur le tournage.
Cette vision Murnauienne n’est pas celle de l’exotisme hollywoodien qui rendait alors « à la mode » les îles et les « sauvages » qui les habitaient (King Kong de Schoesack & Cooper profitaient de cette vague). Elle n’est pas ethnocentrée, mais elle transporte une mélancolie et un sens de la grandeur perdue très prégnants dans la culture germanique du réalisateur et aussi puisés dans les écrivains voyageurs du XIXe qui inspirèrent Murnau (R.L Stevenson, Hermann Melville). Il tente de redonner vie sur pellicule à ce qu’il considère comme un paradis qui s’est déjà dilué à cette époque dans une globalisation coloniale rampante. Bien qu’il soit fasciné par cette vie authentique loin des apparats de la « civilisation », le réalisateur n’en considère pas moins les superstitions locales tantôt comme une source d’amusement , tantôt comme une entrave à ses ambitions de tournage. Construisant sa demeure sur une terre maudite, il balaie d’un revers de main tous les tabous que les habitants mettent sur son chemin. Nicolas Chemla explique cette insouciance par la personnalité du réalisateur, hédoniste (son homosexualité est assumée et participe de la sensualité du roman), libéré des croyances et de la peur de la mort jusqu’à une certaine indolence. Le « Prussien » est regardé par ces gens comme un personnage surnaturel, jusqu’à ce que les manifestations des divinités locales viennent se venger.
Murnau des Ténèbres fera la joie des férus de malédictions sur les tournages de film, développant les célèbres évènements qui perturbèrent le tournage de Tabou. Mais ces évènements ne sont pas le coeur de l’ouvrage. Nicolas Chemla veut transmettre une émotion, un zeitgeist artistique, quitte à devenir par moments un peu pompeux, à convoquer le fantôme de Gauguin (qui périt dans ces îles, dans le plus grand dénuement) ou à s’étendre sur la communion naissante entre Murnau et Henri Matisse, de passage sur place. Il tente de nous faire rentrer dans la tête d’un explorateur parti dans un ailleurs sans retour, et dont les jours – sans qu’il le sache – sont comptés. Le livre est un compte à rebours dont chacune des trois parties s’ouvre sur l’accident qui coûtera la vie de Murnau, une semaine avant la première de Tabou. Le film lui avait valu de signer un contrat chez la Paramount, qui aurait démarré sur un autre projet « insulaire ». Serait-il devenu un réalisateur des îles, ou aurait-il été absorbé dans le « grand tout » local, comme d’autres artistes ou aventuriers avant lui ? On ne le saura jamais, mais cela n’a pas vraiment d’importance. Autant se laisser bercer par cet éloge du temps présent, qui sera le prélude à une (re)découverte de ce film majeur.
Tabou est disponible en DVD. en version restaurée, chez MK2



A Tahiti, avec sa machine à écrire. Avec Henri Matisse, lors d’une balade en pirogue.